Il y avait longtemps que ce n'était pas arrivé. Face aux scores historiques du Rassemblement national (RN) aux élections européennes et au premier tour des législatives anticipées, une vingtaine de rappeurs – de la jeune garde comme de la vieille – ont sorti lundi soir, un morceau de près de dix minutes contre l'extrême droite, pour inciter les jeunes à voter. Certains termes et références jugés problématiques ont rapidement créé la polémique, le RN les utilisant comme autant d'arguments de campagne.
La réaction de l'extrême droite ne s'est pas faite attendre. "J'espère que le parquet va se saisir de cette abjection", écrit Marine Le Pen sur X (ex-Twitter), reprenant quelques uns des passages du morceau contenant des injures à son égard ou celui de Jordan Bardella, actuel président du RN.
La veille, un collectif d'une vingtaine de rappeurs a sorti "No Pasarán" ("Ils ne passeront pas", en espagnol), un morceau engagé contre le Rassemblement national (RN) – dont le titre reprend la célèbre expression prononcée par les partisans de la Seconde République espagnole en lutte contre les rebelles nationalistes commandés par le général Franco en 1936 –, et censé inciter les jeunes à aller voter.
Vingt rappeurs, vingt couplets, pour un morceau de presque dix minutes en forme de cri de ralliement. La vidéo, très attendue des fans de rap, comptabilise déjà, moins de deux jours après sa sortie, plus d'un million de vues sur YouTube.
Parmi les artistes présents sur le morceau, Nahir, Zola, UZI, Akhenaton, Pit Baccardi... Des rappeurs de la nouvelle génération, et d'autres qui rappaient déjà contre le parti d'extrême droite à l'époque où il s'appelait encore Front national et qu'il était dirigé par Marine Le Pen, voire par son père, Jean-Marie.
"Notre façon de tracter"
"Aux grands mots les grands moyens", écrit le collectif en description de la vidéo, évoquant "le meilleur du rap... contre le pire de la politique", et annonçant que l'intégralité des recettes générées par le morceau seront reversées à la Fondation Abbé Pierre.
Réunis sous la houlette du producteur et compositeur Djamel Fezari, alias DJ Kore, et le directeur artistique Ramdane Touhami, les artistes de "No Pasarán" ont commencé à produire ce morceau d'une dizaine de minutes au lendemain des élections européennes où le RN a terminé en tête.
"L'heure est grave. Lorsqu'on apprend que le premier parti des jeunes, c'est le RN, si on ne réagissait pas, ce serait une faute grave de notre part [...], c'est notre façon de tracter", déclare Ramdane Touhami à l'AFP.
Au premier tour des législatives, 33 % des jeunes de 18 à 24 ans ont en effet choisi le Rassemblement national, selon une enquête Ipsos Talan qui s'est intéressée à la sociologie des électeurs de ce scrutin. Des chiffres sensiblement identiques chez les 25-34 ans (32 %).
Des tranches d'âges également acquises au rap, le genre musical qu'ils consomment le plus avidement. Une étude réalisée pour le Snep (organisme qui gère les classements des meilleures ventes et décerne les certifications) en 2019 auprès de 1 700 jeunes de 14 à 35 ans révélait que 73 % écoutent des "musiques urbaines" françaises. Un score qui monte à 78 % chez les 14-24 ans. Selon la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), "le hip-hop a conquis le cœur de la jeunesse de notre pays. Au point que la France est devenue le deuxième marché mondial du rap après les États-Unis".
Des porte-paroles
"No Pasarán – 20 rappeurs en 9'43 contre le RN." Le titre de la vidéo n'est pas sans rappeler un autre morceau : "11'30 contre les lois racistes", morceau emblématique sorti par un collectif de rappeurs français, dont Madj et Rockin Squat' du groupe Assassin, Akhenaton, Freeman, Mystik, ou encore Passi et Stomy Bugsy, en réaction au durcissement des lois anti-immigration, en 1997.
Le rap français, à l'image du mouvement hip-hop né dans les ghettos noirs et latinos de New York dans la deuxième moitié des années 1970, est dès ses débuts (et notamment dans les années 1990-2000) intrinsèquement politisé.
"Droit d'asile pour les populations victimes de la misère du globe. Combattre le racisme, le fascisme, le sexisme, et toutes sortes de xénophobes", exige notamment Rockin Squat' dans "11'30".
Depuis ce morceau fleuve, d'autres exemples ont fleuri. Au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle de 2002 qui opposait Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen, un freestyle de plus de dix minutes intitulé "La lutte est en marche" sortait. Le casting réunissait entre autres Sniper, Youssoupha, Arsenik, Wallen, Diams, Disiz la Peste, Saian Supa Crew, Passi, ou encore Le Rat Luciano.
"Y a de quoi se sentir mal quand j'vois la côte électorale. 17 % pour le Front National, la France perd les pédales. Il faut qu'on réfléchisse, il faut que les gens s'unissent. Personnellement j'veux pas qu'ma gosse grandisse dans une France raciste" - Sully Sefil, dans "La lutte est en marche".
En 2004, dans "Marine" (titre emblématique de son album "Dans ma bulle", certifié triple disque de platine), la rappeuse Diam's s'adresse directement à Marine Le Pen, qu'elle accuse de "prôner la guerre quand nous voulons la paix", en répétant qu'elle "emmerde le Front national". Une référence à un autre morceau emblématique, "Porcherie" du groupe punk Bérurier noir (1985) dont le gimmick "La jeunesse emmerde le Front national" est repris aujourd'hui encore dans les manifestations contre le RN.
Progressivement, "le rap français a connu une dépolitisation croissante, culminant dans la deuxième moitié des années 2010", note RZ, un data-média qui passe au crible de l'IA le rap français. "Alors que la confiance des jeunes envers les partis politiques diminuait [avec un taux d'abstention chez les moins de 35 ans atteignant 70 % lors des législatives de 2022, NDLR], les jeunes rappeurs sont devenus, consciemment ou non, les porte-paroles [de cette génération]."
Résultat : des textes de moins en moins engagés, marquant globalement l'absence de prise de position sur les sujets d'actualité, notamment politique.
Avec l'avènement de Jordan Bardella au RN à l'aube des années 2020 et l'arrivée de nouvelles figures politiques, telles qu'Éric Zemmour, le rap français retrouve une inspiration plus politique, bien que cela demeure très hétérogène.
"Ma génération va être obligée d'se coltiner Bardella, j'comprends pas pourquoi personne a flingué Jean-Marie Le Pen avant", écrit le rappeur lillois Nobodylikesbirdie dans son morceau "Vrai gars dans mes shoes", en 2024.
De son côté, ARTR se permet une mise au point dans "À l'aise à l'oral" (2024) : "Si t'as déjà RT un tweet de Bardella, gros m'écoutes ap'. Tu peux pas écouter du rap et être partisan d'la droite."
Un "cri d'amour"
Dans "No Pasarán", sorti lundi, le pont entre générations est fait par le rappeur marseillais Soso Maness : "Y'a eu Kery [James] avant moi et Rockin' Squat avant lui. Après moi qui viendra ? Après moi, c'est pas fini."
Akhenaton, membre du groupe IAM, déplore quant à lui : "Quarante ans qu'on l'écrit, voilà on en est là. Un seul candidat : Jordannuel Macronardella."
Après la sortie du morceau, le rappeur Sofiane (Fianso) explique au Parisien qu’il a "participé à ce morceau car [j’ai] grandi dans l’héritage de rap français très pointu, engagé et qui m’a beaucoup inspiré".
"La culture a son mot à dire et a vocation à s’exprimer sur cette typologie de sujets", poursuit-il. "C’était très important pour moi d’y participer. Je suis de la génération où le rap ne se dissocie pas du message."
"C'est la nouvelle version de 'La jeunesse emmerde le Front national'", veut croire Ramdane Touhami.
Alors qu'enfle la polémique concernant des propos jugés "violents", "misogynes" et "complotistes", le rappeur Rost – qui a fondé l'association "Banlieues Actives" après les émeutes de 2005, et qui s'était donné pour mission d'inciter les jeunes et les habitants de quartier à s'inscrire sur les listes électorales – a réagi et défendu le collectif, évoquant un "cri d'amour".
"Ils sont en train de dire 'Nous sommes français, nous voulons être considérés comme des Français à part entière", a-t-il déclaré au micro de BFMTV, mardi.
L'artiste poursuit en scindant le morceau en deux parties : "La partie avec les plus jeunes qui, de façon très crue sortent les mots qu'ils sortent, et la partie avec Akhenaton et Pit Baccardi, qui sont de la génération du dessus, et qui utilisent d'autres mots pour exprimer dans le fond les mêmes choses."
Honnêtes sur leur dépolitisation, les plus jeunes parlent de leur désillusion tout en admettant l'importance d'aller voter. C'est ainsi que ZED, rappeur de Sevran, confie dans le morceau : "J'comprends rien aux histoires de toutes ces élections, mais j'sais que l'extrême droite se sert d'ma déconnexion."
"J'me suis réveillé le 8 juillet, j'entends plus aucun bruit de cross dans la tess, comme si j'avais voté Le Pen." Nahir, lui, décrit un scénario dans lequel le Rassemblement national a été élu.
"J'ai la dalle mais y'a plus d'que-gré [de "grec", c'est-à-dire de kebab, NDLR], c'est Jumu'ah [la prière du vendredi, NDLR], y'a plus de mosquée", énumère le rappeur originaire du Blanc-Mesnil, avant d'achever : "J'ai fait un cauchemar, j'ai oublié d'aller voter."
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