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William Klein, l'outsider de la photographie, est mort - Le Monde

Le photographe américain William Klein, le 15 avril 2002 à Paris.

William Klein a toujours tracé sa route d’artiste et de photographe en solitaire, en dehors des clous, suivant son instinct. Installé sans regret loin de son pays d’origine, les Etats-Unis, avec lequel il a entretenu une relation d’amour-haine, cet amoureux de la peinture s’est jeté à corps perdu dans la photographie. Et il a donné naissance à un des livres de photo les plus frappants et les plus mythiques de l’histoire, Life is Good & Good for You in New York, consacré à sa ville natale.

Sorti en 1956, deux ans avant Les Américains, de Robert Frank (Delpire, 1958), cet ouvrage devenu introuvable est alors un pied de nez à la tradition du reportage, à la photo documentaire et à la photo d’art classique : William Klein y collectionne des images floues, décadrées, il montre des humains coupés ou serrés dans l’image, accumule dans les pages mots et réclames publicitaires, traçant le portrait corrosif d’une ville saisie par la folie consumériste.

Le style libre et accidenté de Klein a fait sensation et a été partout copié, mais le photographe ne s’est jamais reposé sur ses lauriers : passé de la photo de rue à la mode, puis au cinéma avec des films ouvertement politiques, il n’a pas hésité à revisiter son œuvre, à peindre par-dessus, à agrandir ses images démesurément ou à inventer des accrochages spectaculaires. Le photographe, connu aussi pour son ironie et son verbe acerbe, est mort samedi 10 septembre, à l’âge de 96 ans, à Paris, la ville où il avait élu domicile dès l’après-guerre.

Les illusions du rêve américain

Né le 19 avril 1926 à New York de parents juifs hongrois, William Klein a connu tôt la déchéance sociale lorsque son père, lancé dans les affaires, boursicote et perd toute sa fortune dans la crise. Cette enfance passée dans la pauvreté et les mauvais quartiers a sans doute forgé son caractère, difficile, et sa méfiance face aux illusions du rêve américain. Dès l’adolescence, le jeune Klein s’échappe de chez lui et passe son temps au Museum of Modern Art, des rêves de peinture plein la tête. Il parviendra à ses fins à Paris, après la guerre : soldat démobilisé, il peut profiter d’une bourse et s’y installe avec sa femme, Jeanne Florin, une Française rencontrée par hasard dans la rue à vélo – celle-ci deviendra mannequin et peintre et restera cinquante ans sa compagne.

A Paris, Klein délaisse rapidement les enseignements du peintre André Lhote pour ceux du moderniste Fernand Léger : celui-ci, plus en phase avec son temps et avec l’énergie de la cité, lui enseigne surtout à « ouvrir les yeux ». A l’époque, Klein peint des toiles influencées par l’abstraction géométrique. C’est d’ailleurs l’abstraction qui le mène à l’image fixe : il se met à la photographie pour créer des motifs géométriques aléatoires à partir de panneaux coulissants dessinés par un architecte, Angelo Mangiarotti. Ses images étonnantes vont séduire Alexander Liberman, le mythique directeur artistique du magazine Vogue, qui lui offre un contrat à New York en 1954. C’est le début de l’aventure photographique.

De retour dans sa ville natale, équipé d’un appareil acheté d’occasion à Henri Cartier-Bresson, Klein s’attaque alors à un « journal en images » qui épingle cette ville où il ne se reconnaît pas. Les photos, trop radicales, trop noires, ne seront acceptées ni par Vogue ni par aucun éditeur américain. Il faut dire qu’il s’assoit sur tous les codes en vigueur à l’époque. « J’ai toujours détesté la brume, les effets de draperie, les mises en scène à la con, disait William Klein au Monde en 2002. Je n’étais pas plus convaincu par la photo sentimentale, humaniste, nostalgique et propre, qui dominait au début des années 1950. »

Loin d’endosser le rôle de l’observateur distancié et invisible prôné par son aîné Cartier-Bresson, il rentre dans le cadre : il interpelle les gens, les provoque, les fait rire, et intègre volontiers dans ses images des passants qui regardent l’objectif. Avec Klein, le photographe n’est plus un témoin, mais un acteur de l’image. Dans sa photo la plus célèbre, un enfant au regard haineux pointe un revolver vers le spectateur : « Mais c’était pour rigoler !, soupirait le photographe, excédé par les interprétations au premier degré de son image. Je lui ai dit : “fais le méchant”. »

Autoportrait de William Klein à Paris, en 1993.

Dégoût du consumérisme

Là où Cartier-Bresson poursuit l’équilibre de la composition, la rigueur géométrique et la poésie, l’instant de grâce suspendu, Klein préfère entasser les personnages dans le cadre grâce à un objectif grand angle : ses images racontent une course-poursuite effrénée à travers les différents quartiers de New York. Pour son livre, Klein dessine lui-même une maquette mouvementée, inspirée des tabloïds, avec des images de différentes tailles imprimées à fonds perdu, et des formules lapidaires inscrites en travers des pages. Du genre : « New York is a Monument to the Dollar. » Il y donne libre cours à son dégoût du consumérisme triomphant. On devine l’arrivée du pop art dans cette œuvre qui porte un titre en forme de rengaine publicitaire – Life is Good and Good for you in New York – et où Klein intègre dans ses images les typographies des réclames et des enseignes. C’est à partir de la même matière qu’il signera un premier court métrage en couleurs, Broadway by Light (1958), promenade étourdissante et hallucinée dans les néons de la ville.

Mais la tonalité du livre, trop impertinente et radicale, ne passe pas. « Mes photos new-yorkaises sont d’un antiaméricanisme primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire », disait William Klein. Et comme Robert Frank, il verra son projet de livre boudé aux Etats-Unis, ne trouvant un éditeur qu’en France : le cinéaste Chris Marker, alors directeur de collection au Seuil publiera le livre en 1956. Il faudra attendre les années 1980 pour que Klein soit enfin salué dans son pays d’origine. En Europe, en revanche, l’ouvrage fait aussitôt sensation. La réputation du livre retentit jusqu’au Japon, où il aura une influence majeure – par exemple, sur la carrière du photographe Daido Moriyama qui se souvient du choc ressenti. « J’avais 20 ans, et soudain, ça avait de la gueule de faire de la photo ! », déclarait le Japonais qui a exposé au côté de Klein en 2012 à la Tate Modern de Londres.

Gun 1, New York en octobre 1954.

Après New York, Klein signera trois autres livres sur des villes : Rome (1958), Moscou (1964), Tokyo (1964), dans le même style spontané et accidenté. Le premier naît alors que le photographe, enthousiasmé par l’œuvre de Fellini, travaille comme assistant pour le cinéaste sur Les Nuits de Cabiria. Le film est sans arrêt retardé, et Klein en profite pour photographier les quartiers peu touristiques de la ville, la ferveur religieuse, les meetings du Parti communiste, les bustes d’empereur, les graffitis, les publicités, les tournages à Cinecitta, les enfants qui jouent au foot derrière un temple d’Apollon. Une vision qui enchante Pasolini, qui signe les textes du livre, ainsi que Fellini qui aura cette phrase : « Rome est un film, et Klein l’a réalisé. »

De la photo de mode au cinéma

Grâce à Vogue, Klein se lance dans la photo de mode, où il fait preuve d’une audace et d’une créativité sans frein. Avec des miroirs et des projecteurs, il dédouble les personnages, crée d’étranges reflets ou des formes abstraites. Il n’hésite pas à bousculer les mannequins, les fait fumer comme des pompiers ou grimper sur les toits. Et surtout, il les sort dans la rue, pour les frotter aux passants et à la vie quotidienne.

A Rome, chargé de photographier des robes à rayures, Klein a l’idée de créer un écho avec les traits des passages piétons. Armé d’un téléobjectif, il demande aux mannequins de faire des allers-retours sur place, et les photographie de loin. Les passants, qui ne voient pas le photographe, croient que les femmes sont des prostituées et les sollicitent, les interpellent, leur pincent les fesses… jusqu’à ce que l’équipe de Vogue, paniquée, sonne la fin de la séance. Malgré ses talents pour la mode, le photographe ne s’intéresse pas à son sujet, et n’est guère dupe de ce monde d’artifice et d’argent. Il croquera ce drôle d’univers sous la forme d’une parodie cruelle, dans son film, Qui êtes-vous Polly Maggoo ? (1966).

Antonia et Simone à New York en 1962.

La page photographie se tourne : après ses quatre livres, au sommet du succès, William Klein abandonne l’image fixe pour se consacrer au cinéma. Ses films, qui témoignent de son engagement politique à gauche, lui coûteront d’ailleurs son contrat à Vogue – on n’y apprécie guère qu’il ose filmer la manifestation pacifiste de Washington dans son documentaire Loin du Vietnam (1966).

Il ne revient à la photographie que de façon détournée : en organisant des expositions spectaculaires, où il tire ses images dans des formats immenses, qui se télescopent et se répondent – comme dans sa rétrospective au Centre Pompidou en 2005. Ou en revisitant son œuvre, encore et encore. Avec de nouvelles versions de ses livres. Ou avec ses « contacts peints » : Klein recouvre de grands coups de peinture acrylique ses négatifs, en imitant le geste du photographe qui sélectionne la bonne image. Une façon de mêler photographie et peinture, mais aussi de mettre en scène sans pudeur les coulisses des images : sur le négatif, on voit que son célèbre enfant armé est tantôt en colère, tantôt rieur. Une réflexion qu’il prolongera dans la série de documentaires « Contacts », diffusée par Arte dans les années 1990, où il invite des photographes à commenter leurs négatifs et à dévoiler leur processus de création.

Installé depuis l’après-guerre dans un appartement en face du jardin du Luxembourg décoré des toiles de sa femme, le photographe a jusqu’au bout gardé son indépendance d’esprit et sa morgue légendaire. S’il avait confié ses tirages contemporains à la galerie parisienne Polka, il est toujours resté fidèle à sa galerie lyonnaise Le Réverbère pour ses photos vintage. Même en chaise roulante, il aimait à rembarrer sans égard les admirateurs gênants, envoyer balader les journalistes, et pester contre Donald Trump.

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