« Bonjour 20 Minutes ! » Lorsque nous décrochons le téléphone à l’heure prévue pour notre interview avec Elise Lucet, difficile de reconnaître la voix de la journaliste. Il faut dire que depuis plusieurs années, elle a perdu l’habitude de se présenter en décrochant le combiné, pour ne pas faire peur à ses interlocuteurs.
Depuis plus de dix ans, l’ancienne présentatrice du journal télévisé enquête sur les sujets économiques et interviewe les dirigeants et patrons des plus grandes entreprises dans Cash Investigation. Pour l’occasion, France 2 diffuse un épisode anniversaire de son magazine d’investigation. Il revient sur trois enquêtes emblématiques du programme présenté par Elise Lucet, intervieweuse, co-créatrice et visage du programme. En une décennie, la rengaine « bonjour, Elise Lucet, Cash Investigation » a parfois engendré des réactions inattendues, entre tentatives de séquestrations et courses-poursuites. Qu’à cela ne tienne, cette fois-ci c’est Elise Lucet qui passe sur le grill de 20 Minutes.
L’enquête de 20 Minutes a débouché sur une erreur de calcul. Vous fêtez les dix ans de Cash Investigation alors que la première émission a été diffusée le 27 avril 2012, cela va donc faire 11 ans…
Vous faites de l’investigation, je vous félicite (rires). Effectivement, l’émission a 11 ans. Comme à chaque fois on met un an pour faire une enquête, on a mis un an pour celle-ci aussi.
Vos enquêtes sont si populaires que désormais, quand vous entrez dans un magasin les vendeurs se cachent… À quel point votre aura médiatique déborde-t-elle dans votre quotidien ?
Dans mon quotidien, ça va. Beaucoup de gens m’arrêtent dans la rue pour me dire : « On aime beaucoup ce que vous faites, ne lâchez rien, continuez comme ça, on est avec vous. » J’imagine que les gens qui ne m’aiment pas n’osent pas venir me le dire. On a créé un programme singulier et qui gratte, donc de fait, il ne peut pas être aimé par tout le monde.
En 2019, Éric Dupond-Moretti demandait : « Est-ce que c’est Cash investigation ou Trash investigation ? » Vous comprenez que vos méthodes soient parfois critiquées ?
Oui, on comprend et c’est bien d’écouter les critiques. En revanche, il faut peut-être que M. Dupond-Moretti relise la définition du mot trash parce qu’on ne l’est pas. On est cash, on va au bout de nos enquêtes, ça peut en déranger certains mais on n’est jamais trash. On a des limites très précises, on n’est jamais allé embêter les gens dans leur vie privée, devant chez eux. Notre boussole c’est l’intérêt général.
Pensiez-vous vous retrouver à courir derrière des chefs d’entreprise en devenant le visage de ce rendez-vous ?
L’idée d’aller moi-même sur le terrain est venue de moi. Quand j’ai voulu créer cette émission, j’étais bien déterminée à aller sur le terrain chercher des réponses auprès de gens qui ne voulaient pas nous en donner. Dans Pièces à conviction [le magazine d’investigation de France 3 présenté par Elise Lucet entre 2000 et 2011], il y avait beaucoup de gens qui, via les services de communication, nous disaient « Non, on ne veut pas répondre à vos questions. » Je trouvais ça trop facile. Je ne m’imaginais pas pour autant piquer un 100 mètres parce que je ne pensais pas qu’ils allaient fuir en courant.
Une décennie plus tard, la course continue. Faut-il vraiment en arriver-là pour obtenir une réponse en 2023 ?
Je pense qu’il y a une réelle emprise de la communication partout… En présentant Pièces à conviction, j’ai vu les communicants arriver partout, vouloir décider les questions à poser ou pas, à qui et comment… On a voulu reprendre du terrain face à eux mais aujourd’hui ils sont toujours très présents dans les entreprises, les syndicats, les lobbys ou chez les hommes politiques… La communication a pris une part réelle et parfois certains aimeraient qu’il n’y ait plus que ça, qu’il n’y ait plus d’investigation ou même de journalisme. À nous de leur montrer qu’au XXIe siècle, ce n’est pas possible !
Comment ?
Les gens sont en demande de transparence, de vérité. Quand on fait du boulot de journaliste, les téléspectateurs nous disent : « Continuez ! On a bien compris ce que c’est la communication et on a envie de voir l’envers du décor. » C’est ça qui s’est passé quand on a créé l’émission et c’est ce qui fait l’intérêt des téléspectateurs encore aujourd’hui.
Est-ce une forme de consécration de faire si peur aux dirigeants ?
Non. Par contre on s’en amuse. Mes seules armes sont des questions et ça ne tue personne. Il n’y a pas de raison que je fasse peur si les réponses aux questions ne sont pas dérangeantes pour les personnes à qui je les pose. Ce qui leur fait peur, c’est peut-être plus la vérité que moi.
Ils et elles savent vous le rendre. On se souvient du « ma pauvre fille » de Rachida Dati ou de votre course-poursuite avec le directeur du Moulin Vert… Vous êtes prête à tout encaisser pour une enquête ?
Je suis prête à mouiller la chemise parce que toutes mes équipes le font. Cash c’est un collectif où tout le monde donne beaucoup d’énergie, que ce soit les JRI, les preneurs de son, les journalistes, les réalisateurs, les red’chefs… Toute l’équipe va vraiment au bout de ce qu’il est possible pour l’enquête.
Est-ce une condition à votre exercice du journalisme ?
C’est nécessaire surtout à un moment où il y a parfois de la défiance envers les journalistes. Les téléspectateurs, quand ils voient qu’on se donne à fond et qu’on travaille beaucoup sur des dossiers, ont une vraie reconnaissance du travail effectué. Je pense que ce lien de confiance qu’on a avec les spectateurs fait qu’on n’abandonne jamais.
Qu’est-ce qui dans votre vie a été le berceau de cette pugnacité ?
Je n’ai jamais aimé l’ordre établi quand j’étais adolescente et qu’on me disait : « C’est comme ça et ce n’est pas autrement », c’était une phrase que je détestais. J’ai toujours aimé comprendre, et je suis assez obstinée. Quand je trouve que les choses ne sont pas justes, que ça ne va pas, j’aime bien aller au bout des choses et le démontre. Et si ça peut faire changer les choses tant mieux.
Vous avez l’image d’une figure inébranlable, parfois même inarrêtable. Quelle est votre peur ?
Le saut à l’élastique (rires). Je ne serai pas non plus très fière si les mecs du GIGN m’emmenaient avec eux. Globalement la peur n’existe pas beaucoup dans ma vie. Mais je suis très humaine comme tout le monde. Il y a des situations où je ne la ramène pas plus que d’autres. Ce qui ne me fait pas peur c’est de faire mon métier. Mais je ne suis pas une super héroïne, je suis finalement très normale.
En dix ans, des choses ont bien dû évoluer. Quel principal changement observez-vous dans votre métier ?
Par rapport à ces interviews impromptues, à un moment on n’a pas voulu devenir la caricature de nous-mêmes et avoir : « Elise qui court après un patron, Elise qui court après un lobbyiste… » On fait attention et on essaye au maximum d’avoir des interviews loyales, en bonne et due forme plutôt que de courir après quelqu’un, ce qui n’est pas en soi un exercice journalistique formidablement intéressant.
Cash Investigation c’est aussi un sacré sens de la mise en scène. Comment imaginez-vous les façons de mettre en image vos enquêtes ?
C’est très collectif. Il y a beaucoup de discussions qui se font à l’arrache et c’est comme ça qu’émergent de bonnes idées.
Jusqu’à mettre en scène une course-poursuite entre Elise Lucet et une tomate…
Oui (rires). Pour expliquer que pour une tomate donne des nutriments, il lui faut du stress. Le coup de stress c’est Elise Lucet qui arrive en disant : « Bonjour c’est Cash Investigation ! » Plutôt que d’expliquer les choses de manière pompeuse, on peut rester drôles. On demande à nos téléspectateurs deux heures d’attention sur des enquêtes qui sont parfois bien corsées, c’est la moindre des choses de se creuser la tête. L’un des présupposés de départ était que si on voulait intéresser tout le monde en prime, il fallait aussi faire quelque chose d’attractif, de sympa.
Il n’empêche que pour certains, vos enquêtes sont moins sympas. Recevez-vous beaucoup de menaces ?
Oui. On reçoit une centaine de lettres par an pour nous dire de stopper une enquête sous peine de poursuites en justice. Très souvent on essaye de nous intimider mais c’est le jeu. Le juridique a pris une place importante dans notre travail. Au début c’était 10 %, maintenant c’est 30 %.
Et vous, quelqu’un a-t-il déjà tenté de vous soudoyer ?
Personne ne pense à faire ça car ils pensent tous que j’enregistre toutes mes conversations téléphoniques (rires). C’est tout juste s’ils ne pensent pas que j’ai toujours une caméra derrière moi. On ne m’a jamais proposé une valise de billets, d’ailleurs ça aurait été assez drôle je pense.
Après 59 enquêtes et plusieurs autres en cours, cela ne vous démoralise pas que le stock de magouilles semble inépuisable ?
Non. C’est normal que dans une société il y ait des choses qui marchent bien et d’autres qui marchent moins bien. Notre rôle est d’établir la vérité pour que les citoyens s’en emparent et fassent bouger les choses. Et justement, ça bouge ! Sur l’évasion fiscale il y a pas mal de choses qui ont bougé en dix ans. Sur les sels de nitrite dans le jambon aussi…
Dans Quelle époque, Sonia Mabrouk vous a invitée à entamer une enquête sur France Télévisions. Estimez-vous qu’il y aurait matière à enquêter dans votre propre crémerie ?
Un jour dans les Panama papers, on a retrouvé le nom de l’ancien patron de la régie pub de France Télévisions. On a enquêté dessus, on est allés jusqu’au bout de l’enquête et on l’a diffusée. France Télévisions est une entreprise publique auditionnée tous les quatre ans par la Cour des comptes, auditionnée tous les ans par les parlementaires… Tout cela est d’ores et déjà public. Que je sache, je n’ai pas vu de choses systémiques à France Télévisions pouvant faire l’objet d’un bouquin d’investigation, d’une grande enquête de Mediapart ou de nos confrères de la presse écrite, ou même d’une autre chaîne de télévision appartenant par exemple à M. Bolloré. C’est quand même savoureux que ce soit un groupe où il n’y a absolument pas d’investigation qui nous donne des conseils d’investigation.
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