Après l'aventure Evernote, Phil Libin a cofondé All Turtles, un start-up studio pragmatique et à succès. Il nous livre sa vision de l'IA, de ChatGPT et du Web3 qu'il ne porte pas dans son coeur.
JDN. Après avoir fondé et vendu Evernote, vous avez lancé un incubateur de start-up, All Turtles. Quel est son modèle ?
Phil Libin. All Turtles est un studio de développement de start-up que j'ai cofondé en 2017. Nous cherchons à développer des produits de la manière la plus efficace possible. Nous créons des projets en interne ou nous collaborons avec des start-up déjà existantes que nous finançons et accompagnons. Nous sommes partis du constat que les start-up essaient trop longtemps de survivre quand leur situation n'est pas bonne. Elles ont l'impression d'avoir une obligation de maintenir leur activité à tout prix. Je pense que cela n'a aucun sens et que cela gaspille le temps de beaucoup de personnes talentueuses. Notre objectif est donc de tester rapidement une idée. Nous mettons ainsi un terme à environ la moitié de nos projets dès la première année. Nous continuons d'investir dans ceux qui ont du succès en réaffectant les meilleurs talents et les meilleures idées vers ces projets.
Pour quels résultats ? Pouvez-vous partager quelques chiffres sur votre activité ?
All Turtles compte 45 employés à plein temps répartis dans 11 pays. Les entreprises affiliées à All Turtles sont 25 parmi lesquelles Mmhmm, que j'ai cofondé, Carrot Fertility, Sora Union, Sunflower Labs (basée à Zurich), Spot ou encore Cloaked. Chaque entreprise dispose de ses propres effectifs dont le nombre peut varier. Certaines comptent moins d'une dizaine d'employés, alors que d'autres comme Carrot dépassent 400 collaborateurs. Cette entreprise a par exemple levé près de 144 millions de dollars depuis sa création. Les projets qui réussissent deviennent ainsi des entreprises indépendantes que nous continuons à accompagner mais de manière moins régulière.
L'une des missions d'All Turtles était au départ de créer des bots conversationnels basés sur l'IA. Quel regard portez-vous sur le succès de ChatGPT ?
J'ai toujours été très intéressé par les robots conversationnels, même lorsque j'étais investisseur chez General Catalyst. L'une des missions d'All Turtles était initialement d'appliquer l'IA à des domaines variés en développant des infrastructures technologiques fondamentales. Les modèles de langage comme ChatGPT représentent une branche très spécifique de l'IA et attirent beaucoup d'attention en ce moment. Leur avancée majeure est qu'ils réussissent désormais à passer le test de Turing, c'est-à-dire qu'ils peuvent générer des choses qui ressemblent à ce qu'un humain aurait pu faire, ce qui est déjà très impressionnant.
"Je n'ai jamais pensé que les start-up pouvaient avoir un problème à concurrencer des grandes entreprises"
Cependant, ils ne sont pas encore fiables car ils ne raisonnent pas à partir de faits mais génèrent plutôt des phrases sans savoir si elles sont vraies ou fausses. Ces modèles d'IA n'ont aucune idée de ce qui est vrai ou pas. Je pense donc que leur utilisation réelle pour cette année restera limitée à des domaines où la vérité n'a pas une grande importance, par exemple pour des secteurs comme l'art ou la fiction. Beaucoup de gens pensent que ces outils peuvent être utilisés dans des domaines tels que le journalisme, la médecine et le droit. Cependant, ces domaines imposent de s'assurer que les informations soient réelles et fiables, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Les capacités de ces IA restent encore limitées.
Pensez-vous que des start-up aient les moyens de concurrencer des géants comme Microsoft ou Google dans ce domaine ?
Je n'ai jamais pensé que les start-up pouvaient avoir un problème à concurrencer des grandes entreprises. Certains prédisaient il y a quelques années qu'il serait impossible de rivaliser avec Google ou Facebook considérant toutes les données et tout l'argent dont ces sociétés disposent. Pourtant, OpenAI prouve le contraire. Trouver de l'argent n'est pas un problème. N'importe quelle start-up peut le faire. Et il y a actuellement d'autres start-ups qui font des choses impressionnantes dans ce secteur. Certaines d'entre elles ne comptent qu'une poignée de personnes et sont aujourd'hui inconnues du grand public. En réalité, ces accomplissements ne nécessitent pas forcément beaucoup d'argent, mais plutôt de la créativité et du travail acharné. Ma conviction est que les start-up resteront toujours compétitives dans le domaine technologique face aux grandes entreprises.
En tant qu'ancien VC chez General Catalyst et serial-entrepreneur du Web, quel regard portez-vous sur le secteur du Web3 ?
Je crois que le Web 3 est un gadget marketing stupide. Après toutes ces années, je n'ai encore vu aucun projet réellement utile. Il n'y a rien d'intéressant technologiquement parlant. A mes yeux, il y a là 80% de cupidité, 20% d'idéologie et 0% de technologie révolutionnaire. Ces dernières années, c'était surtout l'appât du gain qui a été la principale source de motivation. Pour autant, je suis d'accord avec une grande partie de cette idéologie : nous avons besoin de systèmes financiers équitables et accessibles à tous dans le monde entier. De même que nous avons besoin de propriété numérique, de monnaie native numérique, ou encore de process plus démocratiques et transparents.
Cette idéologie repose sur le principe de décentralisation, et donc une technologie, la blockchain.
Même si je suis d'accord avec tout cela, je crois que les fondements technologiques de la blockchain sont faibles. Il me paraît peu probable que l'un des projets actuels du Web3 donne lieu à quelque chose de significatif. Bien sûr, il y aura sans doute une prochaine version du Web et, avec un peu de chance, elle sera créée par certaines des personnes qui travaillent actuellement sur des projets Web3. Mais il faudra abandonner beaucoup de choses stupides que l'on voit aujourd'hui dans le secteur de la blockchain et de la crypto pour que cela se produise. Je ne pense pas que ce sera la base technologique du Web de demain mais j'espère me tromper.
Phil Libin est le cofondateur et CEO d'All Turtles et de Mmhmm, un outil qui permet de faciliter la communication vidéo pour les équipes à distance et hybrides. Avant de créer All Turtles, il était managing director au sein du fond General Catalyst. Il a également été cofondateur et PDG d'Evernote. En novembre 2022, Evernote a été acquis par la société italienne Bending Spoons. Il a également cofondé et dirigé CoreStreet, qui a été acquis par ActivIdentity en 2009 (maintenant propriété de HID Global). Auparavant, Phil Libin avait cofondé et dirigé Engine 5, une société de développement de logiciels Internet basée à Boston et acquise par Vignette Corporation (VIGN) en 2000. Il est diplômé en informatique de l'université de Boston.
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